Accueil > Sciences > Sécurité nucléaire, les risques de la dérégulation
Sécurité nucléaire, les risques de la dérégulation
vendredi 25 mars 2011, par
( Par Gilles Balbastre - Le monde diplomatique d’avril 2011 )
Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que la catastrophe de
Fukushima, au Japon, déclenche en France un débat sur la pertinence et l’avenir
de l’atome. Faut-il ou non sortir du nucléaire, faut-il ou non un référendum sur
la question, faut-il ou non développer les énergies renouvelables ?
Qu’importe à la presse l’importance du débat : l’émotion suffit à légitimer
son inscription en tête des priorités politiques. Subordonner la vie
démocratique au rythme des catastrophes et des faits divers est un procédé à
double tranchant. Il peut conduire à une délibération informée sur l’avenir
énergétique d’un pays, mais aussi au vote d’une loi sécuritaire. Par exemple, un
« débat » sur la récidive lancé à l’été 2007 après l’enlèvement d’un
garçonnet à Roubaix par un pédophile préluda à l’adoption d’une législation
liberticide.
Au nombre des arguments sur l’avenir du nucléaire avancés par
la plupart des protagonistes de cette controverse – politiques, éditorialistes,
experts –, un a manqué à l’appel : la dérégulation du marché de
l’électricité, entreprise en France et en Europe depuis une vingtaine d’années.
Le processus débute en juin 1996 avec la directive européenne ouvrant le marché
de l’électricité à la concurrence pour les professionnels. Il se poursuit par la
loi du 10 février 2000, votée par le Parlement à majorité socialiste, qui
transpose la directive de 1996, puis par la loi d’août 2004 qui privatise
partiellement Electricité de France (EDF). Enfin, la loi sur la nouvelle
organisation du marché de l’électricité (NOME) de novembre 2010 oblige EDF à
céder à ses concurrents une partie de sa production. Entre-temps, une deuxième
directive européenne, lancée lors du Conseil européen de Barcelone de mars 2002
et approuvée par le premier ministre et le président de la République française
de l’époque, MM. Lionel Jospin et Jacques Chirac, ouvre à la concurrence la
fourniture d’électricité au consommateur.
Les conséquences de la disparition du monopole de service
public d’EDF sont loin d’être négligeables tant pour les usagers – hausse
incessante des prix (1), dégradation du service – que pour les salariés et,
finalement, pour la sûreté des centrales nucléaires. Etablissement public
transformé en société anonyme en 2004 et coté en Bourse, ce « service
public » doit désormais rémunérer ses actionnaires (2). De ce
débat-là, peu ont entendu parler. Premier producteur mondial privé
d’électricité, le propriétaire de la centrale de Fukushima, Tokyo Power Electric
Company (Tepco), a falsifié des rapports d’inspection de réacteurs nucléaires
durant plusieurs décennies pour couvrir près de deux cents incidents dans les
centrales de Fukushima et de Kashiwazaki-Kariwa.
Les circonstances particulières de l’accident survenu au Japon
– un tremblement de terre suivi d’un tsunami – focalisent l’attention sur la
fiabilité technologique de la production nucléaire. Or la sûreté de cette
industrie ne dépend pas uniquement, comme l’avancent souvent ses opposants,
d’une technique plus ou moins efficiente. Elle repose aussi sur la qualité de la
tâche effectuée par les salariés qui y travaillent. Ainsi, pour M. Michel
Lallier, représentant de la Confédération générale du travail (CGT) au Haut
comité pour la transparence et l’information sur la sécurité du nucléaire et
ancien secrétaire du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail
(CHSCT) de la centrale de Chinon, la sûreté de la production de l’électricité
issue du nucléaire repose sur trois piliers : technologique, social,
humain. « Comme pour un tabouret à trois pieds : si vous mettez à
mal un de ses pieds, le tabouret ne tient plus vraiment, et les deux autres
peuvent céder. C’est ce qui arrive aujourd’hui dans les centrales nucléaires. La
sûreté nucléaire a reposé durant des décennies sur un cadre social bien défini
pour un personnel qualifié, par la vigilance et le travail de ce personnel et
par la cohérence humaine de ce collectif de travail. Or la dérégulation du
marché de l’électricité, puis la privatisation partielle d’EDF avec sa course
aux économies mettent à mal depuis les années 1990 tout cet édifice. Et, au
final, le dernier pied technologique ne peut qu’être menacé à son
tour. »
Depuis la loi de juin 2006 sur la transparence et la sûreté
nucléaire, chacune des dix-neuf centrales françaises doit dresser un rapport
annuel sur les incidents et accidents en matière de sûreté nucléaire, de
radioprotection, de rejet dans l’environnement. Le texte rédigé par la direction
est suivi d’un « avis » du Comité d’hygiène, de sécurité et de
conditions de travail (CHSCT) dont nous publions ci-dessous des extraits avec, à
chaque fois, un lien vers le document PDF sur le site de l’opérateur (3).
Ces signaux d’alarme, envoyés par les salariés dans une indifférence médiatique
d’autant plus inexplicable que ces rapports sont publics, éclairent l’attaque
menée par la direction d’EDF contre les deux piliers sociaux et humains qui
soutiennent l’édifice nucléaire français. Ils renseignent par conséquent sur la
menace qui pèse sur le troisième.
Notes:
(1) Une des conséquences de la loi NOME est de faire grimper la facture
d’électricité de 5 % par an jusqu’en 2015.
(2) Malgré une baisse
en 2010 de son résultat net de plus de 70 %, EDF a versé à ses actionnaires
la même somme que l’année précédente, soit 2,1 milliards d’euros.
(3) Ces textes sont disponibles sur le site d’EDF ( http://energie.edf.com/en-direct-de-nos-centrales-45641.html ). Toutes les recommandations des CHSCT reproduites
ci-dessous proviennent des rapports 2009 (2008 dans le cas de Chinon). Le nom
entre parenthèse est celui de la centrale ; il s’agit d’un lien vers le
fichier PDF du rapport correspondant. Une liste d’incidents est également en
ligne sur le site Internet de l’Autorité de sûreté nucléaire. (
http://classique.asn.fr/index.php/Les-activites-controlees-par-l-ASN/Production-d-Electricite/Avis-d-incidents )
***
La pratique du métier mise à
mal
« Quelle efficacité humaine avec des horaires de travail dépassant
de façon quasi quotidienne les 12 heures par jour ? » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Chinon/Publications/documents/Chinon_TSN_2008.pdf
)
« La recherche perpétuelle d’arrêts de tranche [arrêt d’un
réacteur pour rechargement et maintenance] de plus en plus courts qui combine
augmentation de la pression du temps et réduction des budgets et des
ressources. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Chinon/Publications/documents/Chinon_TSN_2008.pdf
).
« En matière de maintenance, on sait facilement ce qu’on économise
en sous-traitant, en externalisant, en ayant recours à des personnels parfois
moins formés, moins qualifiés, soumis à forte pression pour redémarrer la
production dans les délais prévus. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Saint-Alban/Publications/documents/rapport_TSN_saintAlban_2009%20.pdf
)
« Les conditions de cette externalisation se traduisent par une
montée des accidents parmi les salariés de cette sous-traitance. Beaucoup de ses
salariés ont été affectés à ces activités, sans formation et pour la plupart
sans connaissance des règles de sécurité fondamentales inscrites dans le recueil
des prescriptions au personnel. »
La souffrance au travail
« Acculés à faire leur travail malgré tout, les salariés peuvent
être amenés à devoir travailler d’une façon qu’ils réprouvent, c’est à dire de
“non-qualité”. La honte de cela va alors les ronger, les culpabiliser, car
travailler devient pour eux “mal travailler” (…) ».
( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Civaux/Publications/documents/rapport_tsn_civaux_2009.pdf
)
« Les dégradations des conditions de travail, la surcharge de
travail due au manque d’effectif, les objectifs inatteignables, augmentent la
souffrance au travail. Ces risques psychosociaux ont un impact direct sur le
niveau de sûreté et sur les conditions
d’exploitation (…) ». ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Cattenom/Publications/documents/rapport_tsn_cattenom_2009.pdf
)
« Des politiques de management construisent à marche forcée
l’excellence à coups de politiques d’indicateurs déconnectés du travail
réel. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Gravelines/Publications/documents/gravelines_TSN2009.pdf
)
« Etats de souffrance, épisodes dépressifs notables, états
réactionnel aigus, démobilisation professionnelle, troubles du
sommeil (…) ». ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Paluel/Publications/documents/Rapport_TSN_Paluel_2009.pdf
)
La sûreté nucléaire en
question
« Après un redressement de courte durée, sans doute lié à certaines
décisions et au changement de direction, les choses à nouveau se dégradent avec
une cinétique inquiétante dans le domaine de la sécurité, de l’organisation
matérielle et technique du travail. Le nombre global d’accidents a triplé en
trois ans. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Nogent-sur-Seine/Publications/documents/rapport_tsn_nogent_2009.pdf
)
« Concernant l’environnement, malgré le respect des seuils
réglementaires, nous continuons à déplorer des quantités non négligeables de
rejets. Nous souhaitons que le site continue à diminuer ses rejets afin que son
impact environnemental se réduise encore. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Saint-Alban/Publications/documents/rapport_TSN_saintAlban_2009%20.pdf
)
« Pour information, lors de l’incendie des transformateurs au
pyralène tranche 3, les sapeurs pompiers sont arrivés sur site en
trente minutes, ce qui a contraint les équipes de seconde intervention EDF
à attaquer l’incendie, et ainsi à mettre en péril leur propre sécurité. En
effet, les équipes de seconde intervention ont attaqué l’incendie sans que les
lignes 400 000 volts aient été déconnectées. Pour rappel, déconnecter
les lignes 400 000 volts a été le premier geste des sapeurs pompiers,
ce qui démontre s’il en était besoin la nécessité de disposer de professionnels
du feu. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Blayais/Publications/documents/Blayais_TSN2009_version_modifiee_08_2010.pdf
)
« A ce jour, la tranche 2 fonctionne depuis plusieurs mois
avec une fuite hydrogène, certes surveillée et inférieure aux critères
d’arrêt. » ( http://energie.edf.com/fichiers/fckeditor/Commun/En_Direct_Centrales/Nucleaire/Centrales/Saint-Alban/Publications/documents/rapport_TSN_saintAlban_2009%20.pdf
)
Gilles
Balbastre,
Réalisateur et coauteur de Journalistes au quotidien et
Journalistes précaires (tous deux sous la direction d’Alain Accardo), Le
Mascaret, Bordeaux, respectivement 1995 et 1998.
Photo : Workers, who stepped into radiation-contaminated water during Thursday’s operation at the Fukushima Dai-ichi nuclear plant, are shielded with tarps before receiving decontamination treatment at a hospital in Fukushima, northeastern Japan Friday, March 25, 2011. Later the men were transferred to a radiology medical institute for further treatment. (AP Photo/Kyodo News)