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Le journal de Damas
vendredi 10 juin 2011, par
Samar YAZBEK
Ecrivaine syrienne, l’une des plus importantes de sa génération. A son actif 4 romans, 2 recueils de nouvelles et plusieurs scenarii de films documentaires. Elle travaille par ailleurs dans les médias et se distingue par un style original et par l’audace à évoquer des thèmes longtemps occultés qui abordent les déceptions d’une génération marginalisée.
Son roman "Odeur de cannelle" est en cours de traduction vers le français et l’italien.
***
Je me
glisserai dans le sommeil des assassins et je leur demanderai : Avez-vous
bien regardé leurs yeux, quand vos balles se sont approchées de leurs
poitrines ? Avez-vous aperçu le trou de la vie ?
Avant
que le ciel de Damas ne vire au bleu sombre, ils regardent les doux cercles
rouges autour de leurs fronts et de leurs ventres, là où les fenêtres de nos
regards s’arrêtent.
Ici,
à Damas, là où s’endormiront bientôt les yeux des assassins, là où nous
resterons à veiller l’angoisse, la mort n’est pas une question, c’est une
fenêtre qui s’ouvre sur de nombreuses questions.
Comme
toutes les villes, Damas devient plus belle au cours de la nuit, telle une femme
après l’amour. Ce soir, le bleu sombre se teinte de mauve pâle pour nous
permettre d’apercevoir les yeux des assassins qui se répandent dans les rues et
que nous ne pouvions pas déceler nettement. Qui tue derrière les terrasses et
les immeubles ? Est-ce un assassin froussard ? Oui, tout assassin est
un lâche. Comment pourrait-il être courageux s’il s’affranchit au préalable de
sa condition morale ?
Je
quitte la maison et me dirige vers les places et vers les mosquées. A l’heure de
midi, je dois connaître les rues de la ville, une par une et place par place. Je
ne crois que ce que mes yeux voient. Ce matin, la vérité ressemble à un homme
stupide qui avance devant moi en ricanant. Comment parler de vérité alors que
les gens se terrent chez eux et que la ville est désertée ? Aujourd’hui
c’est un jour de congé et les gens se réfugient dans leur
peur.
***
Les
patrouilles de sécurité sont répandues massivement dans les rues. Des voitures
qui vont et qui viennent, rapides ou lentes, des cars bondés d’agents de
sécurité, des hommes portant uniformes et casques grouillent les marchés, les
places, les croisements et partout où les manifestations pourraient avoir
lieu.
Des
hommes en civil, la pesanteur de leur présence les dénonce. Comment en suis-je
arrivée à distinguer un agent de sécurité en civil d’un homme ordinaire à
Damas ? Je ne peux pas me rappeler quand ce petit jeu a commencé ni quand
mon intuition a commencé à devancer toute interrogation. Je les reconnais à
leurs yeux, à leur façon de s’habiller, à leurs chaussures. Ils sont plus
nombreux que les gens dans les rues et les ruelles, devant les kiosques et les
écoles, sur les places et partout où je vais.
***
Les
patrouilles de sécurité se répandent à l’entrée de Souk al-Hamidiyeh et près de
la place Bab-Touma. Les agents arrêtent les passants, les interrogent, examinent
leurs cartes d’identité ; je ne m’arrête pas assez longtemps pour voir
s’ils vont les leur confisquer. J’accélère le pas, je les dépasse tout en les
regardant furtivement. Je me faufile dans une ruelle presque déserte. Mais
autour de la Mosquée des Omeyyades, les agents de sécurité sont nombreux et une
foule dense brandit les drapeaux et les photos du
président.
La
mosquée est fermée et je ne peux pas entrer. On me dit que c’est l’heure de la
prière. Je reste quelque temps à observer et à fumer calmement avant de m’en
aller. La foule brandissant les photos du président est dense et les agents de
sécurité sont partout, ils surgissent de la terre, personne ne sait
comment.
Soudain, je vois dans les rues des silhouettes que je
n’avais jamais vues auparavant. Des colosses, aux torses bombés, aux chemises
noires à manches courtes qui laissent voir des bras musclés et tatoués, aux
crânes rasés, aux regards inquisiteurs. Ils avancent, leurs bras se balançant
des deux côtés de leurs corps, remuant un air lourd. Silhouettes effrayantes. Où
étaient ces hommes avant de se retrouver dans la ville ? Où vivaient-ils
avant ? Comment sont-ils apparus
aujourd’hui ?
Je
rebrousse chemin par le Souk al-Hamidiyeh, presque vide, à part quelques
vendeurs à la sauvette. Les boutiques sont fermées. Seuls les agents de sécurité
arpentent la ville. A l’entrée du Souk stationnent d’autres cars, pleins
d’hommes armés.
***
Je
connais maintenant la signification du calme prudent. Quand j’entendais cette
expression auparavant, je me disais qu’elle appartenait au vocabulaire creux de
la dissertation. Ces jours-ci à Damas, j’ai compris le sens du calme prudent
dans leurs yeux et dans leurs gestes. Je sors de Hamidiyeh et me dirige vers la
place Mergé. J’avais pourtant décidé de ne plus passer par cette place, après le
sit-in devant le ministère de l’intérieur, il y a quelques
semaines.
La
place Mergé est déserte, seuls les agents de sécurité pullulent tout autour de
la place et en son milieu. Non loin, se trouve aussi un car rempli d’homme armés
jusqu’aux dents. En l’absence de passants et avec les boutiques fermées, la
place aux hôtels minables semble plus nette. Elle ne ressemble pas du tout à ce
qu’elle était cet autre jour, lorsque des dizaines de parents de détenus
s’étaient rassemblés devant le ministère de l’intérieur. En vérité, ils ne
s’étaient pas rassemblés, ils s’étaient juste retrouvés là, dans le silence le
plus total, portant avec beaucoup de réserve les photos de leurs proches,
emprisonnés pour délit d’opinion. Je me tenais avec eux, à côté de l’époux et
des deux enfants d’une détenue.
Soudain, d’étranges individus avaient jailli du ventre de
la terre et s’étaient mis à donner des coups aux gens. Prise de panique, je
criais : « Traître est celui qui tue son peuple ! ». Les
manifestants encaissaient les coups et l’humiliation puis disparaissaient les
uns après les autres, happés par les hommes qui s’étaient soudain répandus dans
les rues. Des hommes aux grosses bagues, aux bras musclés, aux yeux fatigués, à
la peau craquelée, faisaient comme un barrage humain et se jetaient sur les
manifestants, les tabassaient, les jetaient par terre, les écrasaient sous leurs
pieds. D’autres hommes cueillaient les manifestants et les amenaient loin avant
de les faire disparaître. Je les avais vus ouvrir une boutique, y pousser une
femme avant de baisser le rideau métallique et de se diriger vers une autre
femme.
Le
groupe qui tentait de rester soudé, s’était dissous, le mari d’une détenue avait
disparu après m’avoir confié son petit garçon de quatre ans. Plusieurs agents
tenaient fermement le père et l’autre fils de dix ans. Pétrifiée, je serrais le
petit contre moi, comme dans un film. Quelle est la différence entre la réalité
et l’imagination ? Quel fil les sépare ? Je tremblais. Soudain, je
m’étais rendu compte que l’enfant regardait son père et son frère recevoir des
coups. Le frère de dix ans était figé, comme s’il avait reçu une décharge
électrique. Un poing s’abattait sur lui, sa tête ballottait. Une seconde plus
tard, les coups de pieds le poussaient avec son père dans le
car.
J’ai
tourné le visage du petit de l’autre côté pour qu’il ne suive pas la scène, puis
j’ai commencé à courir. Arrivée à cet instant, une amie s’était approchée de
moi. Trois hommes se sont précipités sur elle, j’ai crié en lui saisissant le
bras : « Laissez-la ! » Ils m’ont jetée par terre avec
l’enfant qui vacillait dans mes bras. Ils l’ont emmenée au loin. J’ai couru plus
vite avant de m’arrêter à la porte d’une boutique. Le propriétaire m’a
lancé : « Déguerpissez ! C’est notre gagne pain
ici ! ». Je me suis enfuie. Un jeune manifestant m’a accompagnée pour
m’aider à courir plus vite avec l’enfant.
Pourquoi est-ce que je courais ? Le petit me
suppliait de rester avec lui jusqu’au retour de son père. Il ne cessait de
répéter qu’il avait peur parce que son père et son frère l’avaient quitté, qu’il
voulait frapper la police pour avoir battu son frère. Il demandait s’ils étaient
partis en prison comme sa mère. Je suis restée muette, incapable même de
prononcer : tu viendras avec moi.
En
réalité, ce n’était pas la police qui battait son père. Les policiers se
tenaient là, silencieux, regardant les gens se faire battre, humilier et
arrêter. Le groupe qui avait surgi en vociférant des slogans, brandissant les
drapeaux et les photos du président était celui qui distribuait les coups aux
gens avec les hampes des drapeaux. A peine rassemblés, les gens s’étaient
dispersés, sidérés de ce qui leur arrivait. Le soir, le bruit s’est répandu que
des « infiltrés » s’étaient glissés parmi les manifestants pour causer
une émeute et que le ministre de l’intérieur recueillait les réclamations des
familles des prisonniers.
J’écoute la télévision officielle alors que les regards
de l’enfant que j’avais porté dans mes bras me poursuivent. Je l’imagine
aujourd’hui, perdu et solitaire entre les jambes qui courent, noyé dans les rues
de la ville, cherchant son père et son frère.
***
J’ai
donc vu les infiltrés ! Je dépasse la place Mergé, je vois les ombres
derrière les barreaux des prisons mobiles. Je monte dans un taxi pour aller vers
l’une des mosquées dont j’ai entendu dire qu’elle était toujours assiégée. Il
n’y a aucun rassemblement. Je me dis qu’il y a bien des erreurs et de la
surenchère médiatique ! Sans regarder la rue par la vitre du taxi qui
m’emporte vers le rond-point de Kfar-Soussé, je passe le temps à consulter
l’Internet sur mon téléphone mobile. Je ne veux compter que sur moi-même pour
obtenir des informations. J’apprends ainsi que la mosquée est assiégée, alors
que la radio dans le taxi affirme que le calme règne en
ville !
Les
services de sécurité sont partout au rond-point. Les Syriens connaissent bien
les patrouilles, alors que les étrangers à la ville ne peuvent pas imaginer
qu’une telle quantité de voitures se trouve sur les places. On nous empêche d’y
accéder : route barrée ! Nous dépassons la place pour entrer par les
ruelles. Ailleurs, dans les quartiers riches préservés, tout semble calme. Je
quitte le taxi et me dirige à pied vers la mosquée, il semble difficile de s’en
approcher. Des motocycles, des cris, des slogans, des officiers de haut grade
des services de sécurité, une foule qui brandit les drapeaux et les photos du
président. On murmure qu’un silence mortel règne à l’intérieur. J’essaye de me
renseigner, mais on me conseille de m’éloigner : « Les femmes n’ont
pas leur place ici, me dit quelqu’un en ricanant. Que faites-vous
ici ? ». Je lui tourne le dos. Les slogans montent avec les drapeaux
et les photos. Les services de sécurité encerclent la mosquée. Elle est
véritablement assiégée ! Je ne sais pas si je peux entrer, la seule façon
serait de me faufiler parmi les porteurs de photos et de drapeaux. Cette idée,
qu’on évoquée mes amis sur facebook,
me chatouille, mais je n’ai pas réussi à avancer d’un seul
pas.
C’est
horrible de se retrouver parmi des hommes en civil, qui surgissent soudain,
battent un jeune homme et confisquent son téléphone portable. Les uns montent
sur les terrasses des immeubles qui donnent sur la mosquée, j’entends dire
qu’ils veulent s’assurer que personne ne filme, mais je ne peux être sûre
d’aucune information, sauf que l’endroit est assiégé par les services de
sécurité, par la police et les officiers, par les porteurs de drapeaux et de
photos. Ce sont les mêmes d’ailleurs, les uns quittent le groupe pour aller
taper sur les autres avant de reprendre leur place et de brandir les photos.
Autour de la mosquée, les gens se passent les nouvelles à propos des pourparlers
entre un cheikh de la mosquée et les services de sécurité pour que les gens
puissent sortir en paix, sans assassinat ni écoulement de sang. J’apprendrai
plus tard que les jeunes ont quitté la mosquée directement pour la
prison.
Mon
cœur cogne, je l’entends battre distinctement. Il me parle comme un être humain,
me prévient des dangers, me guide mieux que mon cerveau. J’aperçois un homme au
regard courroucé qui porte la photo du président et qui s’approche de moi. Je
cours vers la voiture. Il essaye de me rattraper, me fait un signe de menace
avant de rebrousser chemin vers son groupe. Je demande au chauffeur d’accélérer,
il me dit :
-
Pourquoi vous mettez-vous dans cette situation, ma sœur ? Ces gens-là ne
font pas de différence entre un homme et une
femme !
Je me
tais, mes yeux se brouillent, le spectacle de la mosquée assiégée me hante. Que
va-t-il se passer ? Les nouvelles me parviennent de ci et de là à propos
des meurtres à Douma, des arrestations de mes amis, des hôpitaux pleins de
blessés qui sont la cible de l’armée. Je demande au chauffeur de m’emmener voir
le panorama de Douma. Il regimbe en s’écriant :
- Ah
non ! Vous n’irez pas !
***
Armée
uniquement de ma conscience, je ne me tracasse pas du proche avenir qui
porterait les traits d’un islam modéré, ni de ce qui se raconte à ce
sujet ; je ne me préoccupe pas du visage des assassins, ni de tous les
mensonges qui se propagent. Je voudrais seulement ne pas être un diable muet au
moment où le sang devient la langue commune entre les gens ! Je suis
profondément concernée lorsque je vois de mes propres yeux les pacifistes
battus, arrêtés, tués, alors qu’ils ne font que manifester. Je vois mes
concitoyens tomber comme des pêches pas encore
mûres !
Le
chauffeur se métamorphose en tuteur et en sermonneur :
- La
route est barrée vers Douma. Il est interdit d’y accéder.
-
Est-ce que Douma est assiégé aussi ? Je lui
demande.
-
Laissez tomber, ma sœur ! Ça ne me regarde
pas.
- Qui
vous l’a dit ?
-
L’armée est là-bas. On entend les tirs.
-
Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qui se
passe ?
- Ça
ne me regarde pas. J’ai déjà bien de mal à gagner ma
vie !
-
Mais il y a des gens qui meurent !
-
Nous allons tous mourir. Dieu ait leurs âmes !
- Et
si c’était l’un de vos enfants, qu’auriez-vous
fait ?
Il se
tait, hoche la tête avant de laisser fuser :
- Le
monde entier ne le remplacerait pas !
Je
reprends :
-
J’ai entendu dire qu’un jeune, tombé à Deraa, a été déposé, encore vivant, dans
la chambre froide. Quand on a sorti son cadavre, il y avait ces mots écrits avec
son sang : ‘J’ai été mis ici vivant. Adieu à ma
mère.’
Le
chauffeur se tait en secouant la tête. Je
continue :
-
J’espère que ce n’est pas vrai.
Il se
tait, ses oreilles deviennent cramoisies. Nous sommes presque arrivés chez
moi.
***
Je
frissonne. Le sang appelle le sang. Je vois un grand trou noir dans la vie, un
trou plus grand que l’existence. Je le vois sur les poitrines des martyrs, mais
je ne vois pas le visage des assassins. Arrivée chez moi, je me dis que je me
glisserai dans le sommeil des assassins et je leur demanderai s’ils ont aperçu
le trou de la vie alors qu’ils pointaient leurs armes sur les poitrines
nues.