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Matière : à l’opposition "vivant/non-vivant" se substitue la continuité du "plus ou moins complexe"
dimanche 31 mai 2009, par
Selon les astronomes l'Univers accessible à notre
observation (et nos moyens d'observation ont maintenant un pouvoir infiniment
supérieur à nos sens) occupe un vaste volume dont le diamètre dépasse dix
milliards d'années-lumière(1). Dans cet espace la matière est répartie de façon
très peu uniforme; elle s'est agglomérée en "grumeaux", les galaxies, dont le nombre
est sans doute de l'ordre de la centaine de milliards.
Notre propre galaxie n'est autre que la Voie lactée; elle
tient une grande place sur notre ciel, non parce qu'elle est plus grande que les
autres mais parce que nous la voyons de l'intérieur, alors que la galaxie
étrangère la plus proche est à 200.000 années-lumière. Gigantesque disque renflé
en son centre, la Voie lactée comprend une centaine de milliards
d'étoiles.
Notre étoile, le soleil, est une de celles-ci; elle ne
présente rien qui la distingue de cet immense troupeau, sinon qu'elle est "notre
étoile"; elle située relativement loin du centre du disque galactique, à quelque
30.000 années-lumière, les deux tiers du rayon de ce disque.
Notre globe, la terre, est une des neuf grosses planètes
qui accompagnent le soleil; troisième par ordre de distance, elle n'en est qu'à
150 millions de kilomètres.
Tout cet univers est en mouvement : les galaxies
s'éloignent les unes des autres comme si elles avaient été projetées par une
explosion initiale, le fameux "Bing Bang" qui aurait créé notre univers; elles
tournent sur elles-mêmes, entraînant les étoiles dans une ronde vertigineuse;
les cortèges de planètes participent à cet enchevêtrement de rotations en
tournant autour des étoiles, tandis que chaque planète tourne sur elle-même et
sert de pivot à ses propres satellites. Notre terre fait un tour sur son axe en
un jour, autour du soleil en une année, autour du centre de la galaxie en 250
millions d'années. Chacun d'entre nous tourne autour du centre de la terre à la
vitesse de 1.600 kilomètres à l'heure, autour du soleil à la vitesse de
50.000 kilomètres à l'heure, autour du centre de la Voie lactée à la vitesse de
un million de kilomètres à l'heure.
Ce mouvement n'est sans doute pas "perpétuel", il a eu un
début, il aura un fin; selon la théorie du "Bing Bang", l'Univers que nous
connaissons serait vieux de quelque 13 milliards d'années; l'âge de notre
système solaire peut être évalué, avec une meilleure précision, à quelque 5
milliards d'années.
Cinq milliards de fois notre terre a fait le tour du
soleil; mais, à chaque tour, des évènements nouveaux se sont produits : autour
de cet infime agglomérat de matière, des gaz, projetés par les éruptions
volcaniques, ont peu à peu formé une atmosphère; la vapeur d'eau s'est condensée
et a créé les océans; grâce à l'énergie fournie par les rayons ultraviolets de
la lumière solaire des molécules simples se sont associées pour réaliser des
molécules de plus en plus complexes, douées de possibilités de plus en plus
larges, jusqu'à l'apparition, il y a quelque 3,5 milliards d'années, de
molécules possédant l'étrange et fabuleux pouvoir de fabriquer d'autres
molécules, et de se reproduire elles-mêmes : la "vie" commençait.
Le "monde vivant" n'est pas un monde fondamentalement
différent du monde inanimé; il est fait de la même matière, soumis aux mêmes
forces, aux mêmes contraintes. C'est la dynamique même de la matière inanimée
qui a provoqué l'apparition, non pas brutale, non pas éclatante, comme un
miracle, mais progressive, laborieuse, hésitante, de ce que nous appelons la
"vie".
On a cru longtemps pouvoir distinguer ce "monde vivant"
par son pouvoir de défier le fameux "deuxième principe de la thermodynamique";
ce principe énoncé par Carnot au début du XIXème siècle constate la dégradation
nécessaire de toute forme d'énergie; valable en toute rigueur pour un système
fini, il permet, au prix d'une extrapolation hasardeuse, de prévoir
l'affadissement général de l'Univers condamné à s'effondrer dans une grisaille
où toute structure aura disparu; les physiciens caractérisent ce processus de
dépérissement, de dégradation générale, en disant que l'"entropie" est
constamment croissante. La matière vivante apparaît au contraire capable de
maintenir sa structure et même d'évoluer vers toujours plus de complexité,
d'efficacité; son "entropie" peut être décroissante. Mais, depuis une dizaine
d'années, cette opposition semble moins tranchée : les travaux de certains
thermodynamiciens, notamment de I.Prigogine, ont montré que le deuxième principe
de Carnot ne donne qu'une image simpliste d'une propriété beaucoup plus nuancée
de la matière : dès que les systèmes matériels sont suffisamment complexes, ils
se structurent spontanément de façon à minimiser la production d'entropie,
comportement qui est justement celui de la matière vivante; à l'opposition
"vivant/non-vivant" se substitue la continuité du "plus ou moins complexe";
l'unité de l'ensemble tend à se rétablir.
Notons que cette unité retrouvée n'est pas obtenue au prix
d'un appauvrissement de notre représentation de la vie, mais grâce à une
meilleure prise de conscience de la complexité des "lois" de la matière. Certes
le biologiste s'efforce toujours de décrire le fonctionnement des organismes
vivants au moyen des concepts que lui a fournis le physicien, mais, en retour,
le physicien se me à l'écoute du biologiste pour mieux comprendre certains
comportements surprenants de la matière.
Cette unité profonde ne nie pas la diversité fabuleuse des
réalisations auxquelles a abouti l'exubérance de ce monde que nous pouvons
qualifier soit de "vivant", soit d'"hyper complexe".
Le nombre d'espèces répertoriées sur notre terre est de
l'ordre de un million et demi; la diversité de leur apparence et de leurs
fonctions donne l'impression d'une hétérogénéité fondamentale; quoi de commun
entre une algue et une mouette; entre une méduse et moi, un Homme? L'évidence
d'une parenté est pourtant aveuglante, lorsqu'on quitte les apparences externes
pour les structures profondes, tant sont semblables les processus par lesquels
ces organismes assurent leur développement et leur survie, individuels ou
collectifs : toutes leurs cellules réalisent des transferts d'énergie au moyen
des mêmes composés chimiques, notamment l'adénosine tri-phosphate, les membranes
des cellules ont toutes la même structure, le stockage de l'énergie est assuré
par les mêmes produits, graisses ou carbohydrates, les réactions nécessaires
sont catalysées par des protéines de structures très semblables, et surtout la
fabrication des diverses protéines à partir des informations contenues dans le
patrimoine génétique est assurée par un mécanisme reposant sur un "code"
universel, valable pour tous. Il paraît hautement improbable que ces traits
aient pu se retrouver dans tous les organismes vivants, si ceux-ci n'avaient une
origine commune. Avec une certitude à peu près absolue, nous pouvons affirmer
l'unité du monde vivant.
Extrait de Éloge de la différence, pp (109
- 113) Éditions du Seuil, 1981
Albert Jacquard
Né à Lyon
le 23 décembre 1925
, est un scientifique et essayiste français. Il est généticien et a été membre du Comité consultatif national d'éthique.Albert Jacquard consacre l’essentiel de son activité à la
diffusion d’un discours humaniste destiné à favoriser l’évolution de la conscience
collective.
Il est un des soutiens de l’association Droit au logement. Il est membre
du comité de parrainage de la Coordination française
pour la Décennie de la culture de paix et de
non-violence. Il anime une chronique radiophonique quotidienne sur France Culture. Il est également un défenseur
du concept de la décroissance soutenable.
Note:
(1) Une année-lumière représentant le chemin parcouru par
la lumière en une année, soit environ dix mille milliards de
kilomètres.
Ouvrages de vulgarisation
scientifique
Éloge de la différence, Éditions du Seuil,
1981
Moi et les autres ("L'inné & l'acquis"),
Éditions du Seuil, 1983
Au péril de la science ?, Éditions du Seuil,
1982, parution en 1984
Inventer l’homme, Éditions Complexe,
1984
L’Héritage de la liberté, Éditions du Seuil,
1986
Cinq milliards d’hommes dans un vaisseau, Éditions
du Seuil, 1987
Moi, je viens d’où ?, Éditions du Seuil,
1988
Abécédaire de l’ambiguïté, Éditions du Seuil,
1989
C’est quoi l’intelligence ?, Éditions du
Seuil, 1989
Idées vécues, Flammarion, 1990
Voici le temps du monde fini, Éditions du Seuil,
1991
Tous différents, tous pareils, Éditions Nathan,
1991
Comme un cri du cœur, Éditions l’Essentiel, 1992
(ouvrage collectif)
La Légende de la vie, Flammarion, 1992
E=CM2, Éditions du Seuil, 1993
Deux sacrés grumeaux d’étoile, Éditions de la
Nacelle, octobre 1993
Science et croyances, Éditions Écriture, mars
1994
Absolu, dialogue avec l’abbé Pierre, Éditions du
Seuil, 1994
L’Explosion démographique, Flammarion, collection
« Dominos », 1994
La Matière et la vie, Éditions Milan, coll.
« Les essentiels », 1995
La Légende de demain, Flammarion, 1997
L’Équation du nénuphar, Calmann-Lévy,
1998
L'avenir n'est pas écrit, (avec Axel Kahn), Bayard,
2001
Paroles citoyennes, (avec Alix Domergue), Albin
Michel, 2001
De l'angoisse à l'espoir, (avec Cristiana Spinedi),
Calmann Lévy, 2002
La Science à l’usage des non-scientifiques,
2003